De nos jours, Il y
a de quoi être très dérouté, sinon révolté avec l’histoire d’Abraham. Comment est-il
possible qu'un père doive choisir entre deux options inconciliables ;
choisir entre Dieu et son propre fils ; c’est-à-dire choisir entre obéir à
Dieu et sacrifier son enfant, ou bien désobéir à Dieu et épargner son enfant.
Le devoir de tout parent n’est-il pas d’introduire et d’accompagner ses enfants
sur le chemin de la vie d’homme de l’enfance jusqu’à l’âge de devenir lui-même
parent ? D’ailleurs ce devoir n’est pas simplement légitime ou moral. Il
est avant tout une nécessité de l’amour. Et l’amour surpasse toute loi, règle
ou tradition. Mais dans le livre de la Genèse, l’amour n’a pas encore été
introduit dans l’humanité. Il faut attendre d’abord le décalogue avec la Loi de
Moise, puis les Évangiles avec Jésus Christ.
Mais peut être que
cette histoire n’est pas à comprendre au premier degré. Le trait
caractéristique d’Abraham est son obéissance inconditionnelle à Dieu. Il ne
semble jamais s’interroger sur le pourquoi de ses actes. Est-ce illégitime ou juste
de faire preuve de discernement, ou bien faut-il s’abandonner aveuglement à ce
que l’on croit être la volonté de Dieu ?
C’est ainsi qu’Abraham
quitte sa terre natale et erre en pays de Canaan. Vivre en nomade, c’est
accepter de ne jamais pouvoir amasser de biens et de faire confiance à la
providence pour subvenir à ses besoins. Abraham est un pauvre qui se contente
de presque rien et n’exige rien.
Aujourd’hui en
occident, à moins de faire le choix d’un engagement religieux professionnel, nous
sommes contraints d’accumuler plus ou moins de biens selon nos possibilités matérielles
pour ancrer socialement nous-même et notre famille dans nos civilisations
contemporaines (il est difficile pour un laïc de demeurer pauvre par pure vocation).
Pour Abraham, Dieu
fait seulement la promesse d’une longue descendance, et lui accorde sur le tard
le don de ses deux fils, Isaac et Ismaël. Mais Abraham subit l’épreuve d’une
double contradiction cornélienne. D’une part il subit l’influence de sa femme
Sarah pour chasser sa servante Agar et son second fils Ismaël et d’autre part
perçoit un commandement divin de sacrifier Isaac. Les deux fils chéris sont
promis à une mort certaine.
Dans nos vies, nous
sommes souvent confrontés à des choix cornéliens à faire qui nous conduisent à
faire un mal pour tenter de faire aussi un bien en contrepartie. Aucune
situation n’est jamais absolument claire.
En revenant à
l’histoire d’Abraham, l’interprétation pourrait être totalement inversée, donc
contraire aux impressions premières au premier degré. Ce n’est pas Dieu qui
impose cette situation absurde et inhumaine. Dieu intervient pour sauver les
deux fils des erreurs de leur père. Eh oui, les parents parfaits n’existent
pas. Il faut bien que quelqu’un répare les préjudices subis. Ismaël et Agar seront
sauvés par Dieu d’une mort inéluctable dans le désert. Quand à Isaac, Dieu
arrêtera le rite du sacrifice qu’Abraham croit avoir entendu.
La seule possession
dont Abraham a été gratifié est celle de ses fils. Cette possession pousse ce dernier à un attachement excessif
qui étouffe ses deux fils. Aussi Abraham commet un meurtre symbolique sur ses
fils en les empêchant de s’émanciper en tant qu’hommes. Abraham apprend
renoncer à sa part de lui-même, sa propre chair, en laissant ses fils le
quitter pour mener leur propre vie. Finalement Abraham n’aura jamais rien
possédé de sa vie.
Pour nous aussi, fonder
une famille n’est pas simple et demande des sacrifices. Un jour ou l’autre se
pose la question de nos relations avec nos proches et particulièrement notre
conjoint ou enfants. Nos ne possédons pas notre époux ou nos enfants. Nous
devons accepter qu’ils soient libres ou que les enfants le deviendront bientôt.
Cette acceptation nous conduit à laisser filer cette part de bonheur familial
que l’on pourrait croire acquise. Mais en fait nous ne possédons rien, et
surtout pas nos proches. Nous avons aussi à apprendre à nous dépouiller de ce
qui nous importe.
Je ne sais pas si
les auteurs de la bible voulaient vraiment suggérer cette interprétation de la nécessité
de la séparation parents / enfants et du thème de la dépossession. Les
biblistes ne connaissaient pas la psychologie et n’avaient donc pas les
techniques d’expression qui auraient permis de préciser leur pensée. Mais
probablement les gens de cette époque savaient bien mieux interpréter culturellement
les récits symboliques que nous.
Emylia
Texte inspiré par le livre de Pierre Marie Beaude "La bible de Lucile"
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