C’est le soir. Je suis en train de travailler à mon
ordinateur au lieu de pratiquer d’autres activités plus appropriées pour une
heure aussi tardive. Je commence à me laisser distraire par les nouveaux courriers
électroniques impromptus que je reçois en direct.
Je clique sur un lien d’un des courriers qui attire
mon attention alors que d’habitude, je lis rarement ce genre de courrier.
Je ne connais pas les écrits de cette grande dame. Je
n’ai pas encore eu l’occasion de m’intéresser à son parcours de foi jusqu’à
présent.
Je commence à lire,… et je tombe en arrêt :
« Aujourd’hui dans beaucoup de vies urbaines,
la prière n’est possible qu’en procédant à des forages où l’intensité supplée
la durée. Ces plongées énergiques et obscures tendent vers Dieu par la
profondeur. Elles sont des actes concentrés de foi, d’espérance et de charité.
Leur persévérance est une ligne brisée, mais leurs sauts successifs en
profondeur arrivent à l’heure que Dieu veut là où on puise Dieu… Il ne faut
pourtant pas oublier que les forages ne s’improvisent pas… Il faut regarder
d’avance les menus espaces disponibles. »
(Madeleine Delbrêl, La joie de croire p. 262)
« Savoir qu'une minute de vie chargée de foi, même
dépouillée de toute action, de toute expression extérieure, possède un génie de
valorisation, une puissance vitale que tous nos pauvres gestes humains ne
pourraient remplacer. »
(Madeleine
Delbrêl, Communautés
selon l’Évangile,
Seuil, p.28)
Je suis instantanément subjuguée. Comment un message
aussi clair peut-il m’être adressé personnellement ? J’ai compris le
signe. Je lâche mon clavier.
Je vais tenter une plongée spirituelle. Je tente de
lire le livre de Joseph Moingt en cours de lecture. Mais la plongée spirituelle
avec le livre de théologie ne se fait pas. Je tente un livre de Maurice Bellet.
La plongée ne se produit toujours pas. Alors j’arrête tout et je ferme les
yeux.
Je fore mon puits de foi au cœur des profondeurs de la
terre, pour y puiser la source du ciel. J’ai besoin de trouver un livre de
témoignage de foi de la puissance de Madeleine Delbrêl. Parce qu’en ce moment,
j’ai plus besoin de prier que d’apprendre.
Emylia
17
manières de prier sans en avoir l’air
Maurice
BELLET
Cahiers
pour croire aujourd’hui.
Novembre
1993. n° 131.
Utiles à ceux que devoir
prier désespère.
1-Marcher de long en
large
dans une église
romane, belle, assez grande
Saint Philibert
de Tournus par exemple
ou dans une
église gothique
Chartres, Reims,
Bourges
ou baroque,
comme la Wieskirche
et ne penser à
rien
rien du tout
laisser le
regard errer
laisser la
pierre chanter
laisser le lieu
dire
et s’en aller,
au bout d’un temps,
sans aucune
hâte.
2 - Lire un livre de
forte pensée
avec un désir
fort de la vérité
sans avidité de
savoir
sans prétention
à disputer
mais par goût,
par amour de la vérité
Ouvrir la porte
profonde
à toute pensée
qui vient
et la laisser
demeurer en paix
afin qu’elle
vienne à porter son fruit.
3 - Ouvrir la sainte
Écriture
ouvrir seulement
le Livre
et partir en songerie
imaginer son
propre livre
se raconter des
histoires
laisser remuer
ses propres vieux mythes
de cruauté, de
triomphe, de sensualité, de désespoir,
d’amour, de
charité avec le parfait narcissisme de ces choses-là
et lire, dans le
texte,
deux mots.
4 - Dire une demande du
Notre Père
une seule,
une seule fois.
5 - Se désoler infiniment de
ne pas prier
gémir
intérieurement tout le jour d’être incapable
de la moindre
invocation
la moindre
lecture
pas même de
l’évangile
d’être là froid,
sec, absent
et heureux
ailleurs
sans Dieu, sans
Christ, sans tout ça
et en souffrir
et décider enfin
de s’en remettre là-dessus à Dieu
et attendre,
hors de toute pensée.
6 - Dormir
et le coeur
veille.
7 - Comme un
petit enfant, dire des choses à Dieu
prière,
supplication, rage ou tendresse
regret ou
jubilation
ça échappe
on ne s’en
aperçoit même pas
sinon quelquefois
après coup.
Celui qui parle
ainsi en nous est l’enfant
toujours à
l’aurore de la vie
naïf comme la
volonté divine.
8 - Converser de choses et
d’autres
et soudain
il se fait sans
mon Dieu qu’on l’ait voulu
qu’on se met à
parler de l’essentiel
la vie, la mort,
l’avenir de l’humanité
l’amour, la
vérité
Dieu peut-être,
et peut-être pas,
la religion
chrétienne, les grands chemins de l’homme
On en parle les
uns aux autres, sans haine,
sans
controverse, sans passion basse, mais parce que cela importe plus que tout le
reste
et qu’on en
parle si peu souvent
et dans la
conversation celui qui en Jésus Christ
laisse passer
quelque chose de l’Annonce
pas tant parce
qu’il s’y croit obligé
que parce qu’il
est comme ça, c’est en lui,
sa parole porte
la Parole
et il arrive que
quelqu’un écoute
et le fond du
coeur est ouvert.
9 - Ouvrir la Sainte
Écriture
et ça y est !
Ce n’est pas un
livre, ce n’est pas le Livre,
c’est le lieu de
la Parole qui s’entend par-delà les mots
rêve sans rêve
en marge du texte en son milieu
résonance à
travers toutes les épaisseurs de la vie
fontaine dont la
source est invisible
pensées, images,
paroles
mouvements
sobres du coeur
la Lettre est
nécessaire
l’esprit va
car le sens de
l’Écriture, c’est la vie sauve.
10 - Désirer, désirer
désespérément
désirer jusqu’à
la douleur et la détresse
jusqu’au grand
vide amer
désirer que ce
soit autrement
désirer la fin
des cruautés
des folies, de
la bêtise, de l’abject,
désirer la
gaieté, la lumière, la tendresse
avoir si faim,
avoir si soif
du monde
différent
et de soi-même
différent.
11 - Écrire
par plaisir, par
goût, pour voir
écrire pour
écouter ce que le bruit ordinaire recouvre ou embrouille
y compris le
bruit des mots
Laver les mots
jusqu’à ce qu’ils soient
tout purs et
ronds et lisses
ou bien aller
par les chemins foisonnants
ou bien refaire,
indéfiniment refaire
pour approcher
un peu plus ce qui manque et insiste
écrire pour
aller vers le point là-bas
qui communique
avec l’au-dessus et l’en-deça de tout mot.
12 - Écouter la musique
La Messe en si
mineur de Jean-Sébastien Bach par exemple
spécialement
Incarnatus, Crucifixus, Resurrexit
ou bien autre
chose
pas
nécessairement de la musique religieuse
mais écouter
dans la profondeur
écouter le chant
du nouvel Orphée présent
à toute musique
humaine
incarnation,
crucifixion, jubilation
Si l’on peut,
chanter soi-même et jouer de l’instrument,
c’est encore
mieux !
13 - Se tenir dans la paix
qui est
l’harmonie des puissances
au-delà (certes)
du tourbillon
au-delà de
l’abstention sereine
au-delà de
l’abandon volontaire des héros
dans l’harmonie
des puissances
coïncidant avec
la plus humble humilité
ceci, dans le
médiocre des jours
sans hauteur,
sans savoir et quelquefois sans grâce.
14 - Sortir de l’église
quitter la
célébration
parce qu’on ne
supporte plus
parce qu’on ne
peut plus rester
à cause du trop
d’intensité et de hauteur
de ce qui est
censé se faire là
en contraste
avec l’échec navrant de ce qui s’y passe en fait
quitter sans
scandale, sans contestation, avec tristesse
et le désir
endurant que se lève à nouveau
comment ?
comment ?
la lumière du
grand poème où s’inaugure toutes choses.
15 - Douter, intensément
douter de Dieu
quoi, il y
aurait un Dieu bon et tout puissant
avec toute cette
cruauté dans la nature
avec l’infernale
cruauté humaine
les enfants
crevants de faim, les exploités,
les névrosés,
les abrutis, les alcooliques, tous les déchets humains ?
Elle est belle,
l’image de Dieu !
Et qu’est-ce que
Dieu
sinon la pauvre
petite idée élaborée
sur la planète
où nous sommes
rien, au sein de l’univers éclatant
vers des
dimensions inimaginables
Objections,
objections, agonie de Dieu
au coeur de
l’homme de foi.
Il a répondu
cent fois, mais il s’agit d’absence
Pauvre Dieu en
agonie
comme son Verbe
identique à Lui au jardin des oliviers
quand ses
meilleurs amis dormaient...
Ce n’est donc
pas si peu que de le veiller. En son agonie.
16 - Ni les
images, ni le texte,
ni le lieu ni
l’heure
ni la parole qui
sourd du coeur
ni la répétition
lasse et attentive
pas même le
silence
mais simplement
le réel
terriblement
réel et plat, les choses, la surface
la conversation
sans but
les tâches, les
loisirs,
manger, rêver,
dormir
et la souffrance
intolérable, indicible
tellement
souffrante qu’on n’en souffre pas
l’attente nue de
ce qui doit venir au monde
pour qu’il en
soit sur la terre comme au ciel.
17 - Travailler de ses mains
à des tâches
ménagères, à la couture,
à son métier, à
du bricolage
et faire taire
la radio et tout le brouhaha intérieur
écouter ce qui
parle sans mots
tandis que les
mains s’occupent
et occupent la
surface de l’âme.
Ou bien,
conduire une automobile
très détendu,
attentif, courtois
tandis que cette
occupation laisse libre
une pensée sans
pensée
qui mûrit d’ailleurs.